Des cartes pour faux amérindiens
Isabelle Hachey
1 novembre 2018
La Presse
La Sûreté du Québec et la
Gendarmerie royale du Canada enquêtent sur l'utilisation trompeuse de
cartes autochtones délivrées par un OBNL pour obtenir des exemptions de
taxes lors de l'achat de marchandises. Le stratagème aurait été
encouragé par le « grand chef » Guillaume Carle, Gatinois depuis
longtemps considéré comme un usurpateur de l'identité amérindienne.
Enquête policière
Qu'ont en commun un Belge, un Québécois d'origine italienne
et un immigré du Cameroun ? Ils ont tous trois été détenteurs d'une
carte attestant qu'ils étaient autochtones et qu'ils pouvaient, à ce
titre, se prévaloir de leurs droits ancestraux au Canada !
Cela ressemble peut-être à une mauvaise blague. Ce n'en est pas une.
Depuis 2005, des centaines, voire des milliers de Québécois ont été
détenteurs de la carte de la Confédération des peuples autochtones du
Canada (CPAC) sans avoir officiellement le statut d'Indien. Certains
d'entre eux l'ont utilisée pour bénéficier d'exemptions de taxes auprès
de marchands qui la croyaient légitime.
La Gendarmerie royale du Canada (GRC), la Sûreté du Québec (SQ) et
l'Agence du revenu du Canada mènent trois enquêtes distinctes sur
l'utilisation trompeuse de ces cartes aux quatre coins du Québec.
Services aux Autochtones Canada a été contacté par les trois
organisations et « collabore » à leurs enquêtes, selon le porte-parole
du Ministère, William Olscamp.
Le grand chef de la Confédération, Guillaume Carle, affirme s'attendre à
être arrêté sous peu par « les services secrets, la GRC, la SQ ». Il se
dit prêt à défier les autorités. « Chez nous, le cheval sauvage, c'est
un cheval libre. Moi, je suis un homme libre de vos lois. Elles ne
s'appliquent pas à moi », déclare-t-il en entrevue avec La Presse.
Un rapport de la firme KPMG commandé à l'automne 2017 par Services aux
Autochtones Canada a conclu que des membres de la CPAC s'étaient fait
livrer des véhicules dans la réserve de Kahnawake, au sud de Montréal.
Au moment de la livraison, les acheteurs ont présenté leur carte aux
concessionnaires, qui l'ont confondue avec la carte officielle de statut
d'Indien délivrée par le ministère des Affaires indiennes. Les
marchands trompés ont alors supprimé les taxes de la facture.
D'autres membres de la CPAC exhibent leur carte à la caisse des
magasins. « Rona, Trévi, Canadian Tire, Walmart... ça passe partout »,
nous confie un ancien membre, qui a requis l'anonymat par crainte de
représailles. Il estime avoir économisé de 4000 $ à 5000 $ en taxes sur
ses achats. « Ça passe à l'hôtel, au restaurant. Il n'y a aucun
problème, tu donnes ça, merci bonjour ! »
Pour un commerçant, il est facile de se méprendre : la carte plastifiée
de la CPAC arbore un drapeau canadien et les mots « gouvernement » et
« Canada ». Au verso, elle stipule faussement que le détenteur « est un
autochtone au sens de l'article 35 de la Loi constitutionnelle du Canada
(1982) et peut se prévaloir des droits autochtones applicables », dont
la chasse, la pêche et le troc transfrontalier.
La CPAC et son grand chef, Guillaume Carle, ne sont reconnus ni par
Ottawa ni par l'Assemblée des Premières Nations. La carte de membre,
vendue 80 $, n'a aucun statut légal.
ENCOURAGER À FRAUDER
« Ce n'est pas une carte d'exemption de taxes, se défend Guillaume
Carle. Moi, j'ai le mandat de produire une carte d'identité qui ne peut
être fraudée. Et ma carte ne ressemble pas à celle des Affaires
indiennes, mais pas pantoute. Zéro. »
D'anciens membres ayant présenté la carte pour éviter de payer les taxes
de vente soutiennent avoir agi en toute bonne foi. Ils disent avoir été
incités à le faire par le chef Carle.
« Au début, je la passais, ma carte, admet l'un d'eux. J'étais convaincu
que c'était bon. T'as un code-barre, t'as un drapeau du Canada... J'ai
acheté pas mal de stock, du matériel électronique chez Bureau en gros,
en Ontario. »
Gilles Gagné, ancien grand chef provincial de la CPAC pour le Québec,
soutient que Guillaume Carle « a toujours dit » aux membres qu'ils
pourraient bénéficier des avantages consentis aux Indiens inscrits. « Il
nous a dit que nous, à Beauharnois, on ne paierait plus nos taxes
municipales parce que c'était notre terre. »
L'épouse de M. Gagné, Lise Brisebois, a fondé la communauté Mikinak de
Beauharnois en 2016 avec le soutien de la CPAC. Convaincue que ses
membres pouvaient se prévaloir de droits réservés aux Indiens inscrits,
elle en a ouvertement discuté dans un journal de la Montérégie - ce qui a
sans doute contribué à la popularité de Mikinak dans la région.
Rapidement, 1200 personnes ont adhéré à la communauté.
« Oui, c'était présenté comme cela au départ, admet Gilles Gagné, dont
l'épouse est morte subitement en juin dernier. Mais quand on s'est rendu
compte [que c'était faux], on a dit aux gens : "Ne vous servez plus de
votre carte. C'est de la bullshit, tout ce que [Guillaume Carle] nous
a dit." »
En novembre 2014, Jocelyn Simoneau, alors chef d'une communauté affiliée
à la CPAC en Outaouais, a aussi prévenu ses membres que l'utilisation
des cartes était « illégale ». Dans une lettre, M. Simoneau a écrit
qu'en assemblée générale, M. Carle avait « encouragé les membres de la
CPAC à utiliser leurs cartes pour être exemptés de taxes lors d'achats
de biens. Plusieurs personnes présentes ont même dit l'avoir déjà fait
et surtout du côté de l'Ontario ».
TESTS D'ADN BIDON
Pour devenir membre de la Confédération, un candidat doit se soumettre à
un test d'ADN censé mesurer précisément le pourcentage de sang
autochtone qui coule dans ses veines. « C'est la façon qui est
encouragée présentement, parce que c'est incontestable », soutient le
chef Carle.
Chaque test coûte 250 $. Les échantillons de salive sont acheminés à
Eagle Shadow Technologies, une entreprise de Guillaume Carle. Ces
échantillons seraient ensuite analysés par le laboratoire Viaguard
Accu-Metrics de Toronto.
« Il nous a vendu qu'on n'avait pas à avoir d'ascendance pour être
autochtone. Si tu avais une goutte de sang indien, tu étais un Indien. »
- Gilles Gagné, ancien grand chef provincial de la CPAC pour le Québec
« On était rendus autochtones, autant que les gars qui vivent sur la
réserve à côté », ironise Daniel Brabant, ancien membre de la communauté
Mikinak, située tout près de la réserve de Kahnawake.
M. Brabant a commencé à douter après avoir reçu les résultats de son
test d'ADN ; il avait 19 % de sang autochtone. Un résultat étonnamment
élevé, étant donné que d'après son arbre généalogique, ses racines
indiennes remontaient aux 13e et 14e générations.
Cinq semaines plus tard, la CPAC lui a envoyé un second résultat basé
sur le même échantillon de salive. Cette fois, il avait 30 % de sang
autochtone. « C'est là que j'ai décidé de faire passer un test d'ADN à
Mollie », raconte-t-il.
M. Brabant a prélevé un échantillon de salive de Mollie, son caniche
royal, et l'a expédié au laboratoire de Toronto en prétendant qu'il
s'agissait d'un échantillon humain.
Surprise : le laboratoire avait retrouvé des ancêtres de la chienne dans trois bandes amérindiennes du pays !
Il n'a pas été possible d'obtenir un commentaire du président de Viaguard Accu-Metrics, Harvey Tenenbaum.
En juin, le réseau CBC a fait tester l'ADN de trois journalistes par ce
laboratoire torontois. Ils ont tous trois obtenu exactement le même
résultat : 12 % de sang abénaquis et 8 % de sang mohawk. Le plus
étonnant, c'est que deux des journalistes étaient originaires de l'Inde,
alors que le troisième venait de la Russie.
Qu'à cela ne tienne, le test d'ADN de Viaguard Accu-Metrics est
« indéniable », a assuré Guillaume Carle en juillet dans une vidéo
YouTube adressée à ses membres. « Une fois que vous l'avez fait, n'ayez
crainte, il n'y a personne qui peut vous dire que vous n'êtes pas
autochtone. »
La nouvelle chef de Mikinak, France Bélanger, continue à recruter des
membres, à procéder à des tests d'ADN et à distribuer des cartes malgré
les mises en garde du gouvernement fédéral. « Notre carte était émise
bien avant la carte de statut indien, prétend-elle. Alors, s'il y a une
carte qui doit changer, ce sera leur carte et non la nôtre. »
BELGE, ITALIEN, CAMEROUNAIS
Luigi Coretti n'a pas eu à se soumettre à un test d'ADN pour obtenir sa
carte de la CPAC. En juin 2014, l'homme d'affaires aux racines
italiennes est devenu « attaché politique » et « commissaire aux mesures
d'urgence, services secrets et services de police » de la
Confédération. Plus tard, il a reçu une carte de membre - mais seulement
à titre honorifique, assure-t-il.
M. Coretti dirigeait autrefois BCIA, une firme spécialisée en sécurité
qui a obtenu des contrats du gouvernement après avoir offert une carte
de crédit au ministre Tony Tomassi. Il était en attente de son procès
pour fraude, fausse déclaration et fabrication de faux lorsqu'il a reçu
un mandat de Guillaume Carle.
« J'ai débarqué assez vite, raconte M. Coretti. C'était de la frime.
C'est simple : son but, à lui, c'est de vendre des cartes. Ce n'est pas
de rendre des services au monde, c'est de vendre des cartes et de
remplir les poches de Guillaume Carle. »
M. Coretti dit avoir alerté la GRC, la SQ et Revenu Québec. « J'ai tout
essayé pour arrêter ce gars-là. Mais je pense qu'avec tout ce qui se
passait avec moi, on ne m'a pas pris au sérieux. » Le procès de
M. Coretti a finalement avorté en 2016 en raison de délais
déraisonnables dans le processus judiciaire.
Le chef Carle soutient de son côté que la carte de M. Coretti a été
produite à son insu par les dirigeants d'une communauté de Gatineau
affiliée à la CPAC. « Ils sont entrés au bureau et ils ont produit une
fausse carte à ce gars-là, dit-il. Le dossier a été éliminé et ils ont
tous été bannis pour ça. »
Le Belge Daniel Lesceux, qui habite au Québec depuis 17 ans, possède
également une carte de la CPAC stipulant qu'il est un autochtone au sens
de la loi. « J'ai été adopté par la Confédération, explique-t-il. J'ai
effectivement une carte de membre, mais ce n'est pas du tout la même que
celle des autochtones en réserves. »
D'origine camerounaise, le Gatinois Jean Djoufo a aussi reçu une carte
de la CPAC. En 2007, cet ancien conseiller de Guillaume Carle s'est
rendu à Paris vêtu d'un costume autochtone pour être décoré, avec son
chef, par la Ligue universelle du bien public, une obscure organisation
de franc-maçonnerie chrétienne.
M. Djoufo, qui a depuis claqué la porte de la CPAC, croit que Guillaume
Carle lui a offert une carte dans l'espoir de s'assurer de son
indéfectible soutien. « Je ne m'en suis pas servi, assure-t-il. Un
Indien noir comme moi, c'est un peu fort... »
Son excellence le BAD BOY
La Camaro rouge vif qui se gare devant le casse-croûte est
ornée d'une plaque décorative : BAD BOY. Un homme en émerge, grand et
costaud, de longs cheveux noirs noués en queue de cheval. Il porte une
veste de cuir à franges et un large collier d'os serré autour du cou.
Quelques têtes se tournent quand « Son Excellence Guillaume Carle, Grand
Chef National des Peuples Autochtones du Canada » fait son entrée au
restaurant O'Max Déli-Bar de Gatineau. Le titre lui a été décerné « pour
toujours », il y a quatre ans, par les membres de son organisation
réunis en assemblée générale.
Guillaume Carle nous a donné rendez-vous dans ce casse-croûte pour
discuter des enquêtes en cours sur l'utilisation trompeuse de cartes
émises par son groupe, la Confédération des peuples autochtones du
Canada (CPAC). Pendant près de trois heures, il répondra à nos
questions, à commencer par celle-ci : pourquoi « Son Excellence » ?
« Parce que l'ouvrage que j'ai accompli, c'est excellent ! », répond-il
avec conviction. Qu'on en juge : en 2014, Guillaume Carle a créé « le
premier gouvernement autochtone sur la planète », sept ans après la
Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones,
incluant le droit à l'autodétermination interne.
« On est reconnu par le gouvernement du Canada », soutient Guillaume
Carle en brandissant, en guise de preuve de cette reconnaissance
officielle, une lettre confirmant... l'incorporation de la CPAC en tant
qu'organisme à but non lucratif (OBNL) par Industrie Canada.
En réalité, la CPAC, qu'il dirige depuis 2005, n'est que cela : un OBNL.
Ce n'est ni un gouvernement ni même un groupe autochtone reconnu par
Ottawa, qui ne lui accorde pas de subvention.
Depuis plus de 10 ans, des représentants des peuples autochtones le
dénoncent publiquement comme un usurpateur de l'identité amérindienne.
Mais qu'importe leur avis. Qu'importent les enquêtes policières et les
soupçons de fraude qui planent au-dessus de sa tête : Guillaume Carle
persiste et signe. « Les peuples autochtones ont le droit de se
gouverner. Ben, c'est ça qu'on fait ! »
UN STRATAGÈME PAYANT
Aux quatre coins du Québec, les anciens membres de la CPAC sont de plus
en plus nombreux à trouver que l'ouvrage accompli par Guillaume Carle
n'est pas si excellent.
Ils sont de plus en plus nombreux à dénoncer un « business » dont le
seul but est de vendre des cartes de membres, quitte à créer des
communautés autochtones de toutes pièces. Des communautés sans racine,
culture ou tradition, qui n'ont d'amérindien que le nom.
Certains ont été alléchés à l'idée de pouvoir bénéficier d'avantages
consentis aux autochtones pour réparer les injustices du passé. D'autres
cultivent un réel sentiment d'appartenance envers les Premières
Nations.
« Lise y croyait tellement, en cet homme-là », soupire Gilles Gagné à
propos de sa défunte femme, Lise Brisebois, qui a soulevé la colère des
Mohawks de Kahnawake, en 2016, en créant la communauté Mikinak dans la
région voisine de Beauharnois, au sud de Montréal.
Pendant 30 ans, Lise Brisebois avait cherché à faire reconnaître son
identité amérindienne. « Son rêve, c'était que les autochtones hors
réserve aient les mêmes droits que les autres, dit Gilles Gagné. C'est
pour cela qu'elle se battait. Guillaume Carle prétendait qu'il se
battait pour ça, lui aussi. »
Quand Gilles Gagné et sa femme ont compris que ce n'était pas le cas,
ils ont été « bannis » de la CPAC - comme tous ceux qui avaient osé,
avant eux, contester le grand chef.
Lise Brisebois, 58 ans, a succombé à un anévrisme en juin. « Ma fille,
je pense qu'elle a eu trop de pression, regrette sa mère, Yvonne Simon.
On s'est fait avoir. Au début, on était membre de l'Alliance autochtone
du Québec (AAQ). Quand Guillaume a créé la Confédération, on avait bien
confiance en lui. On a embarqué. »
Guillaume Carle a fait son entrée sur la scène politique en prenant la
tête de l'AAQ en 2003. Il a été éjecté de l'organisme deux ans plus
tard, accusé par ses détracteurs d'avoir été élu après avoir menti sur
ses qualifications et d'avoir accordé de lucratifs contrats à sa propre
boîte informatique, Night Hawk Technologies.
La querelle s'est soldée par une série de poursuites et de
contre-poursuites judiciaires acrimonieuses. Elle s'est finalement
réglée à l'amiable.
Après s'être accroché un temps à son poste de grand chef de l'AAQ,
Guillaume Carle a fini par lâcher prise et fonder une organisation
rivale : la CPAC.
Désormais, il était seul maître à bord.
UN « GOUROU »
Comme d'autres, Roger Marenger a quitté l'AAQ pour suivre Guillaume
Carle, homme charismatique au verbe facile qui promettait de « brasser
la cage » afin de revendiquer les droits des autochtones hors réserve de
la province.
Depuis, M. Marenger a déchanté. « Il est l'unique maître, déplore cet
ancien directeur de la CPAC. Quand ses dirigeants ne lui donnent pas
carte blanche dans la gestion de l'argent de la communauté, il les met
dehors et en recrute de nouveaux. »
Le taux de roulement est en effet élevé à la CPAC, comme le nombre de
communautés qui se sont dissociées de l'organisme. Au fil des ans,
Guillaume Carle s'est fait un nombre impressionnant d'ennemis.
« C'est une dictature abusive », dénonce Roger Fleury, ancien chef
provincial de la CPAC, qui a entamé une poursuite judiciaire contre
Guillaume Carle pour obtenir une reddition de comptes.
« L'argent de la CPAC, c'est son argent à lui. Il ne rend compte à
personne. C'est strictement un système de gourou. » - Jean Djoufo,
ancien conseiller de Guillaume Carle
Plusieurs font le même parallèle. « C'est un gourou de la manipulation.
C'est un pro. Il est bon », dénonce Jocelyn Simoneau, ex-chef d'une
communauté de Lac-Simon, en Outaouais. « Quand il voit que tu es faible,
il profite de la situation pour aller chercher des sous. »
Élu grand chef « à perpétuité », Guillaume Carle ne tolère pas la
contestation. Il se réserve un « droit de veto absolu » sur toutes les
décisions de son conseil d'administration. Ses membres doivent se lever
pour démontrer leur respect lorsqu'il entre dans une pièce et qu'il en
sort.
« Ce genre de preacher, on voit ça aux États-Unis, s'étonne Gilles
Gagné, qui a succédé à M. Fleury comme chef provincial de la CPAC. Pour
moi, c'est une secte. »
Attablé au casse-croûte de Gatineau, Guillaume Carle dénigre ceux qui
lui ont tourné le dos, les traitant de menteurs, de fraudeurs et
d'hypocrites. Il estime avoir largement mérité son « pouvoir de veto
absolu », contraire aux meilleures pratiques de gouvernance. « Ce sont
vos règles à vous autres, les Blancs. »
AUTOCHTONE OU PAS ?
Il se fait appeler Ouchtogan Migizi, « tête d'aigle » en langue
algonquine. Il se dit « sage national ». Sa coiffe de grand chef, unique
au pays, a été fabriquée spécialement pour lui par des « aînés du
Canada ». Lesquels ? Il refuse de nous le dévoiler, sous prétexte que
nous ne lui avons pas offert une pincée de tabac. « Nos traditions,
c'est que pour recevoir quelque chose, vous devez savoir donner. »
Est-il seulement autochtone ? « Guillaume Carle a prouvé que,
génétiquement, c'est un Indien », assure-t-il en parlant de lui à la
troisième personne. Quel est le résultat du test d'ADN qui confirme
cette preuve irréfutable ? « J'ai pas le droit de vous le dire »,
décrète-t-il.
Il raconte d'abord que son père vient de Maniwaki et que « les Carle
restent encore sur la réserve ». Plus tard, il se contredit: sa famille
« n'aurait jamais eu le droit de rester » dans cette réserve algonquine.
À La Presse, le Gatinois de 58 ans soutient être mohawk par sa mère, dont la famille provient de la région d'Oka. Au National Post,
il s'est plutôt décrit en 2016 comme un « Warrior d'Akwesasne », une
réserve mohawk à cheval sur les frontières du Québec, de l'Ontario et
des États-Unis.
En 2007, l'historien Carl Beaulieu a fait des recherches sur les
ancêtres paternels et maternels de Guillaume Carle dans le cadre de la
poursuite qui opposait ce dernier à l'Alliance autochtone du Québec.
L'historien lui a trouvé des ascendances françaises, belges, espagnoles
et anglaises. Mais pas le moindre ancêtre autochtone.
Guillaume Carle a poursuivi M. Beaulieu en diffamation. Bien que la
poursuite ait été réglée à l'amiable par une entente confidentielle, il
affirme aujourd'hui l'avoir « gagnée » et avoir prouvé par le fait même
être « un Indien ».
UN DIPLÔME 14 CARATS
Son curriculum vitae fait état d'un doctorat en philosophie obtenu en
2003 à l'Université Ashford, aux États-Unis. Il précise en entrevue
qu'il s'agit en fait d'un « PhD » en science informatique, qu'il a suivi
ses cours par vidéoconférence et qu'il lui a fallu cinq ans pour
terminer son doctorat.
Interrogé à ce sujet au tribunal, en avril 2005, Guillaume Carle avait
pourtant prétendu qu'il n'avait pas eu besoin de suivre de cours pour
obtenir ses diplômes parce qu'il était un savant.
« Mon diplôme, il y a une étampe 14 carats bord en bord. C'est un vrai
diplôme universitaire », maintient aujourd'hui Guillaume Carle.
Le sujet de sa thèse ? C'est plutôt une invention, celle d'un « rack à
modems » permettant de combiner plusieurs appareils afin d'en augmenter
la puissance. La thèse a été publiée « là-bas, aux États-Unis »,
soutient-il, mais il n'est désormais plus possible de la consulter...
« Tout est faux de lui. Tout, tout est faux », s'exaspère l'ancien chef
provincial Gilles Gagné. « Le rêve de ma femme, avant de mourir, c'était
de lui couper sa couette ! »
Avant que nous quittions le casse-croûte, Guillaume Carle nous met en
garde : « Je suis porteur du calumet sacré. » À ce titre, explique-t-il
gravement, il ne peut pas mentir. « Je ne veux pas vous faire
peur [...], mais le monde qui écrive en mal sur nous, ils vont amener ça
de l'autre côté avec eux autres. »
L'ampleur du stratagème
Dans un rapport d'enquête remis le 26 juillet au
gouvernement fédéral, la firme KPMG a levé le voile sur le stratagème
permettant de bénéficier d'exemptions de taxes en se faisant livrer des
marchandises dans la réserve mohawk de Kahnawake. Voici, en chiffres, ce
que la firme a découvert.
7 TYPES DE CARTES
Le rapport d'enquête de KPMG a établi que des cartes délivrées par sept
organisations autochtones avaient été présentées pour obtenir des
allègements fiscaux sur l'achat de marchandises.
28 RAPPORTS D'INCIDENTS
KPMG a révisé 28 rapports d'incidents survenus dans la réserve mohawk de
Kahnawake, au sud de Montréal. Les rapports ont été fournis par les
Peacekeepers, qui ont saisi plus de 100 cartes sur leur territoire
depuis la fin de 2016.
24 VÉHICULES
Parmi les 28 rapports étudiés, 24 concernaient la livraison de véhicules
dans la réserve mohawk par des concessionnaires de la région de
Montréal. Les acheteurs provenaient d'aussi loin que le nord du Québec
et la péninsule gaspésienne.
1 BATEAU
Un individu s'est fait livrer un bateau à Kahnawake. Comme avec les
véhicules, les Peacekeepers ont exigé qu'il soit retourné au vendeur et
qu'une copie de l'annulation de la vente leur soit acheminée. Un refus
de se conformer aurait entraîné une accusation de fraude.
DE 40 $ À 1000 $
Les individus interceptés à Kahnawake ont payé entre 40 $ et 1000 $ pour
obtenir leur carte de membre. Plusieurs d'entre eux semblaient croire
qu'ils avaient bel et bien les mêmes droits que les Indiens statués, qui
n'ont pas à payer pour leur carte.
Des autochtones autoproclamés
La Confédération des peuples autochtones du Canada regroupe
des communautés non reconnues, parfois même créées de toutes pièces par
Guillaume Carle. Plusieurs d'entre elles finissent par se dissocier du
grand chef au terme de conflits hargneux. En voici quatre.
CHIBOUGAMAU NORD-DU-QUÉBEC
Depuis deux ans, quelque 600 résidants de la région de Chibougamau ont
payé 250 $ pour subir un test d'ADN. Ils ont envoyé des échantillons de
salive à l'entreprise Eagle Shadow Technologies, propriété de Guillaume
Carle, qui leur a trouvé des ancêtres autochtones. Depuis, ils forment
une communauté. « Les tests d'ADN, j'y crois à 100 % », assure leur
chef, Luc Michaud. Il y croit, même si les parents d'un membre dont le
test a été « positif » sont des... immigrants irlandais ! « On ne sait
pas s'il y a eu un découchage », avance M. Michaud, qui espère négocier
avec le gouvernement pour étendre le territoire de chasse et de pêche de
ses membres.
LAC-SIMON OUTAOUAIS
En 2013, Guillaume Carle a pris contact avec
Jocelyn Simoneau pour qu'il
fonde la communauté Anishinabek de la Petite-Nation. « C'est lui qui
m'a incité à faire cela. Il disait que ça donnerait de la force à sa
Confédération, mais on s'est dissociés quand on a vu qu'il y avait des
choses malhonnêtes », raconte-t-il. Guillaume Carle le lui a bien rendu
en plaçant la communauté sous tutelle, en octobre 2014, après
l'arrestation de Simoneau pour extorsion, menace et prêts usuraires.
L'homme, qui prétendait représenter les Algonquins hors réserve de la
région, est né à Montréal et a grandi en Gaspésie.
SAGUENAY SAGUENAY
« Guillaume Carle n'est pas un véritable autochtone, car il parle avec
la langue fourchue du serpent. Tout ce qu'il a pu dire face à notre
organisation est un tissu de mensonges », dénonçait le chef de la
coopérative Kitchisaga, Serge Lavoie, au
Quotidien de Saguenay,
le 14 février 2007. « C'est une période de ma vie que j'essaie de
liquider », confie-t-il aujourd'hui. « Je l'avais suivi quand il avait
quitté l'Alliance autochtone du Québec, parce qu'il était plus
revendicateur. En fin de compte, tout ce qu'il a fait, c'est discréditer
les autochtones. Il a un charisme extraordinaire, mais c'est un vendeur
de nuages. »
FORT-COULONGE OUTAOUAIS
À titre d'administrateur de la CPAC, Roger Fleury s'attendait à
connaître les états financiers de l'organisme. Il nage toujours en plein
mystère. « C'est Guillaume Carle qui gère l'argent et la façon qu'il le
dépense, ce n'est pas tes affaires. Quand je lui ai posé des questions,
il était vraiment offusqué », raconte l'ex-chef des Algonquins hors
réserve de Fort-Coulonge. M. Fleury s'est adressé aux tribunaux pour
obtenir une reddition de comptes. « Guillaume dit qu'il a
50 000 membres. [À 80 $ la carte], on parle d'un budget de 4 millions.
Je veux savoir où est l'argent parce que je suis imputable. Je ne peux
pas fermer les yeux. »
*****************
Le grand chef de la Confédération des peuples autochtones du Canada, Guillaume Carle
Le Domaine des Quatre Saisons, à Saint-Alexandre-de-Kamouraska.
Le Pontiac Lodge, un pavillon de chasse et pêche en Outaouais.
Guillaume Carle dans le collimateur de l'AMF
Isabelle Hachey
6 novembre 2018
La Presse
Le grand chef de la Confédération
des peuples autochtones du Canada, Guillaume Carle, a berné ses propres
membres en les persuadant d'investir dans une série de projets fictifs
ou voués à l'échec. L'Autorité des marchés financiers a ouvert une
enquête.
Des parts qui s'envolent en fumée
Les bâtiments tombaient en ruine, mais le site était
magnifique et le potentiel touristique, alléchant. Un chalet d'accueil
au bord d'un lac cristallin, un motel, un restaurant, des dizaines de
kilomètres de sentiers en pleine nature : le Domaine des Quatre Saisons,
à Saint-Alexandre-de-Kamouraska, avait tout pour devenir le projet
phare de la Confédération des peuples autochtones du Canada (CPAC).
Daniel Brabant y a cru. « Le plan d'affaires, c'était de rendre ce
site-là autochtone. De faire venir des gens d'Europe. Eux, quand il y a
des plumes, ils deviennent fous comme de la marde ! Cela aurait été
rentable d'un point de vue touristique. »
Il fallait bien sûr rénover les bâtiments, planter des tipis, mettre
sur pied un centre d'interprétation autochtone. Le plan était certes
ambitieux, mais Daniel Brabant avait confiance : il a acheté 83 parts
dans le projet, à 120 $ chacune.
Il a déchanté quand, du jour au lendemain, son investissement de près de 10 000 $ s'est envolé en fumée.
Le grand chef de la CPAC, Guillaume Carle, avait décrété que Daniel
Brabant n'avait plus droit à ses parts puisqu'il avait été « banni » de
la Confédération après lui avoir manqué de respect. « C'est évident ! Tu
n'attaques pas le grand chef et après ça, t'as tout encore. C'est
certain ! », s'exclame Guillaume Carle en entrevue avec
La Presse.
Cette logique pourrait sembler discutable aux yeux des enquêteurs de l'
Autorité des marchés financiers (AMF).
La Presse a
appris de sources fiables que l'organisme avait ouvert une enquête sur
les parts vendues par la CPAC dans divers projets, dont celui du Domaine
des Quatre Saisons.
Guillaume Carle n'est pas inscrit auprès de l'AMF à titre de courtier en valeurs mobilières, comme l'exige la loi.
« Il disait qu'à 120 $ l'action, on n'avait pas besoin de déposer un
prospectus. Ce n'était pas vrai. » - Gilles Gagné, ancien chef de la
division québécoise de la CPAC
140 INVESTISSEURS DE MIKINAK
Gilles Gagné et sa défunte femme,
Lise Brisebois «
Canard Blanc », ont
acheté cinq parts. « Ça nous a coûté 600 $. On a surtout investi un an
et demi de notre vie dans ce projet. On y allait toutes les fins de
semaine. J'ai mis 35 000 kilomètres sur mon char rien que pour ça. »
Mandatée par le chef Carle pour gérer le projet, Lise Brisebois a vendu
des parts à 140 membres de Mikinak, une communauté qu'elle avait créée
pour représenter les autochtones hors réserve de la Montérégie. Elle a
récolté 60 000 $ auprès de ses membres. « On a tout investi dans le
projet, dit M. Gagné. On a refait la plomberie et l'électricité. On a
sablé, on a verni les chalets. On a travaillé ! »
Au cours de l'année 2017, les relations se sont envenimées au sein de la
CPAC. Les dirigeants de Mikinak se sont mis à soupçonner Guillaume
Carle de faire subir des tests d'ADN bidon à leurs membres, puis de leur
vendre des cartes d'identité en les encourageant à s'en servir pour se
prévaloir de droits réservés aux Indiens inscrits. Deux enquêtes policières, de la
Sûreté du Québec et de la
Gendarmerie royale du Canada, sont en cours à ce sujet.
Le conflit qui couvait a éclaté au grand jour le 9 septembre 2017, quand
les dirigeants de Mikinak ont demandé la démission de Guillaume Carle
en assemblée générale. Le grand chef a interprété le geste comme une
tentative de « coup d'État ». Selon lui, la sanction à imposer aux
renégats était claire : « On oublie ça, c'est fini, merci, bye ! »
« TU N'AURAS JAMAIS UNE CENNE »
«
Il nous a rayés », constate
René Lavigne, un membre qui a investi
1200 $ dans le projet du Domaine des Quatre Saisons et a passé une
semaine à nettoyer le site à l'été 2017. « J'ai essayé de récupérer mon
argent. Il m'a dit : "Tu n'auras jamais une cenne, oublie ça, je t'ai
mis dehors avec la gang de pourris, ça vient de s'éteindre." »
Jean Guillemet a payé environ 1000 $ pour faire partie de l'aventure.
« Guillaume Carle nous a exclus parce qu'on a voulu le destituer. On
lui a dit que ses tests d'ADN, c'était de la frime. C'était juste pour
faire de l'argent. Il nous a dit qu'on n'avait plus de parts. » - Jean
Guillemet
Guillaume Carle accuse de son côté Gilles Gagné et Lise Brisebois de ne
pas lui avoir remis l'argent récolté pour le projet ni la liste des
actionnaires. « Je suis le grand chef, d'accord, mais ce sont eux qui
s'occupaient du projet. Ce sont eux qui ont volé le monde, pas moi ! »
Les actionnaires qui ne se sont pas rebellés et qui ont reçu des
certificats signés de sa main n'ont pas à s'inquiéter : leurs parts sont
parfaitement valides, assure le grand chef. Le projet, au point mort,
sera relancé sous peu, promet-il.
Guillaume Carle a créé une société en commandite, la Confédération des
peuples autochtones des Amériques, lui permettant selon lui de vendre
des parts sans avoir à s'inscrire auprès de l'AMF. « La structure a été
légalement créée. Il n'y a pas eu de vol, il n'y a pas eu de fraude. »
Il soutient qu'un notaire, John Lapierre, a d'ailleurs confirmé la légalité du projet d'investissement.
« Non, ça, ces affaires-là, ce n'est pas moi », proteste le notaire de
Gatineau, qui soutient avoir seulement travaillé au renouvellement du
bail du domaine, situé sur des terres publiques. « Moi, je n'émettais
pas les certificats, pas du tout. C'est tout à l'interne, c'est tout eux
qui faisaient ça. »
MYSTÉRIEUSE ACQUISITION
Guillaume Carle affirme que le
Domaine des Quatre Saisons - qui vaut
selon lui « quatre, cinq millions minimum » - a été cédé à la CPAC, pour
la somme symbolique d'un dollar, par une communauté religieuse désirant
soutenir les autochtones.
Des zones d'ombre subsistent toutefois en ce qui concerne ce généreux don.
Le domaine appartenait à l'
Ordre du Coeur Immaculé, une communauté
religieuse installée à L'Avenir, près de Drummondville. Son fondateur,
le père Yves-Marie Blais, avait été exclu de l'Église catholique. Ses
adeptes croyaient aux apparitions et aux phénomènes apocalyptiques. Ils
avaient acquis le Domaine des Quatre Saisons pour 57 000 $, en 1995,
afin de s'y réfugier lorsque surviendrait le grand déluge.
Le cataclysme n'a pas eu lieu. « Je ne sais pas pourquoi. Je sais qu'on a
beaucoup prié pour ça », souffle soeur Marie-Pierrette Rioux,
l'ancienne directrice du domaine, où elle a vécu pendant près de 20 ans.
La mort du père Blais, en 2007, a sonné le glas de l'
Ordre du Coeur
Immaculé. « Quand le maître meurt, ce n'est plus la même chose, explique
soeur Marie-Pierrette. On n'était pas assez formés pour faire marcher
un si gros domaine. Les soeurs ne voulaient pas s'occuper de ça. »
C'est le « frère Antoine » qui a hérité du Domaine des Quatre Saisons et
des bâtiments de L'Avenir, évalués par la municipalité à deux millions
de dollars. De son vrai nom André Messier, cet ancien cultivateur était
le comptable de l'Ordre.
Devenu président de la Société Reine de la Paix, qui gérait les avoirs
de l'Ordre, André Messier s'est associé à Daniel Poulin, un
« inventeur » qui a écopé de six mois de prison, en 2016, pour avoir
berné des investisseurs.
M. Poulin affirme qu'il projetait de convertir les bâtiments de L'Avenir
en centre d'hébergement pour femmes autochtones en détresse. C'est à ce
moment-là, dit-il, que le grand chef de la CPAC serait entré en jeu.
« Guillaume disait qu'il connaissait les groupes de femmes
autochtones désespérées. Nous, on a vu une opportunité à ce qu'il soit
là, mais, finalement, cela s'est retourné contre nous. » - Daniel Poulin
Guillaume Carle soutient que les administrateurs de la
Société Reine de
la Paix ont adopté une résolution pour que le
Domaine des Quatre Saisons
« soit donné dans l'intérêt du peuple autochtone ». Il affirme avoir
intégré le conseil d'administration de la Société par la suite. « Quand
je suis rentré, la résolution avait déjà été passée. »
Or, la transaction a été décidée par Guillaume Carle lui-même... en
l'absence des administrateurs de la Société, si l'on en croit le
procès-verbal d'une assemblée générale extraordinaire tenue le
16 septembre 2016 au domicile du grand chef, à Gatineau.
Outre Guillaume Carle, trois personnes ont participé à cette assemblée, toutes liées à la CPAC.
C'est ainsi qu'en leur absence, André Messier et Daniel Poulin ont été
suspendus de leurs fonctions ; Guillaume Carle a pris la tête de la
Société ; les signatures des comptes bancaires ont été modifiées en
faveur de M. Carle ; et le Domaine des Quatre Saisons a été transféré
« au soin de la CPAC ».
Projets fictifs, investisseurs floués
La Confédération des peuples autochtones du Canada (CPAC) a
berné ses propres membres en les persuadant d'investir dans une série de
projets fictifs ou voués à l'échec.
Notre enquête révèle que le grand chef de la CPAC, Guillaume Carle, a
vendu des parts dans une raffinerie pétrolière qui n'existait pas ainsi
que dans une pourvoirie dont il n'était pas propriétaire.
L'Autorité des marchés financiers (AMF) enquête sur le stratagème
utilisé depuis plus de 10 ans par Guillaume Carle, qui n'est pas inscrit
auprès de l'organisme à titre de courtier en valeurs mobilières,
s'exposant ainsi à des sanctions pénales.
Des sources indiquent que l'AMF a ouvert une enquête en septembre 2017
après avoir reçu une plainte d'investisseurs floués. L'AMF n'est pas en
mesure de confirmer ces informations, pour des raisons de
confidentialité.
PUITS DE PÉTROLE FICTIF
En 2006, la CPAC a vendu des parts dans un projet pétrolier fictif en
Gaspésie. « M. Carle disait qu'une tour de forage serait démantelée aux
États-Unis pour être montée à Matane », dit Ginette Racette, alors
cheffe de la communauté autochtone Bedeque de Gaspésie. « Il disait
qu'on allait en retirer des redevances. »
Une dizaine de membres de la communauté ont acheté des parts à 120 $
chacune, raconte Mme Racette, qui en a elle-même acheté une avant d'être
prise de doutes.
« J'ai pris rendez-vous avec la mairesse de Matane. Elle a manqué
tomber en bas de sa chaise. Elle m'a dit : "Vous êtes en train de me
dire qu'il y aura une tour de forage de pétrole à Matane et je ne suis
pas au courant ?" C'était absolument faux. » - Ginette Racette,
ex-cheffe de la communauté autochtone Bedeque
L'ex-mairesse de Matane Linda Cormier a confirmé la tenue de cette rencontre.
Mme Racette dit avoir intercepté les chèques de ses membres avant qu'ils
ne soient encaissés. Elle a écrit une lettre de démission à la CPAC,
dont elle était secrétaire-trésorière. « Il n'y avait pas moyen de voir
les livres, dit-elle. Je suis revenue dans ma communauté, on a fait une
réunion d'urgence et on a décidé de se retirer » de la CPAC.
Guillaume Carle soutient n'avoir jamais entendu parler d'un projet
pétrolier à Matane. « Je suis bouche bée, parce que je n'ai aucune idée
de ce dont vous parlez », a-t-il répondu lorsque
La Presse l'a interrogé à ce sujet. « Comment voulez-vous que je vende des parts, je n'ai rien. »
Rock Paradis, chef de
la communauté Sa'gewey de Gaspésie, se souvient
quant à lui du projet pétrolier de Matane. Plusieurs membres de sa
communauté - toujours affiliée à la CPAC - avaient acheté des parts, qui
ne sont pas perdues, assure-t-il. « M. Carle a transféré les parts que
le monde a achetées au Domaine Quatre Saisons », le plus récent projet
de la CPAC, à Saint-Alexandre-de-Kamouraska.
Norbert Tricaud, l'avocat français de la CPAC, se souvient également des
ambitions pétrolières de l'organisme. À l'époque, Guillaume Carle
négociait avec Huu Duc Dinh, PDG américano-vietnamien d'Ati Petroleum.
Ce dernier se prétendait « expert dans le domaine minier et pétrolier »
et « s'intéressait notamment à la région de Matane », a raconté Me
Tricaud joint à Paris.
« À ma connaissance, ce n'est pas allé plus loin », ajoute l'avocat, qui
se méfiait de Huu Duc Dinh. « Pour moi, il n'était pas un interlocuteur
fiable et compétent. [...] Malheureusement, l'histoire m'a donné
raison. »
En effet, Ati Petroleum n'était vraisemblablement qu'une coquille vide,
créée pour escroquer les gens. « Plusieurs milliers de petits porteurs,
en France et à l'étranger, auraient acquis des promesses d'action
complètement fictive de cette société cotée à la Bourse de Paris depuis
le mois de juillet », a rapporté
Le Parisien en novembre 2007.
Huu Duc Dinh est mort peu de temps après. « Il est mort parce qu'il a
menti » après avoir fumé le calumet sacré, avance Guillaume Carle, qui
admet avoir signé « une entente de développement » avec l'homme
d'affaires pour l'exploitation de « six ou sept puits d'huile dans
l'océan ».
« C'ÉTAIT DE LA FRIME »
À la même époque, Guillaume Carle a vendu des parts du
Pontiac Lodge, un
pavillon de chasse et pêche en Outaouais. Or, la CPAC n'était
propriétaire ni de la pourvoirie ni des terres publiques sur lesquelles
elle est située, au coeur de la zone d'exploitation contrôlée (ZEC)
Saint-Patrice.
Yvonne Simon, ex-membre d'une communauté de l'Outaouais, a acheté
deux parts à 120 $ chacune. Guillaume Carle « disait que c'était à nous,
que ça nous appartenait, se rappelle-t-elle. Un jour, en réunion, je
lui ai demandé où ça s'en allait, le Pontiac Lodge. Il m'a revirée ; je
n'avais pas d'affaire à lui demander cela ».
Ancien conseiller de la CPAC, le Gatinois Jean Djoufo a accompagné
Guillaume Carle au Lac-Saint-Jean pour y vendre des parts du Pontiac
Lodge. « Je suis allé vanter les mérites de l'opération avant de savoir
que c'était de la frime. » Présumant que le plan d'affaires était en
règle, il a fait miroiter aux membres d'importants dividendes. « J'y
croyais, moi aussi. »
Après tout, Jean Djoufo avait vu défiler des investisseurs étrangers,
dont Huu Duc Dinh, au Pontiac Lodge. Guillaume Carle les y avait invités
pour négocier la vente de bois, de pétrole et de métaux précieux, se
rappelle Jean Djoufo. « C'était de la frime, bien sûr. »
Huu Duc Dinh était particulièrement intéressé à la forêt de la ZEC
Saint-Patrice, croyant pouvoir y récolter le bois en collaboration avec
la CPAC. Selon Jean Djoufo, Guillaume Carle prétendait que « toutes les
terres canadiennes appartenaient aux autochtones ».
« TACTIQUE DE GANGSTERS »
Le propriétaire du Pontiac Lodge, Edward Sullivan, explique que
Guillaume Carle lui a offert d'acheter son pavillon avant de tomber à
court d'argent. « Il devait acheter l'entreprise en deux ans. Il a versé
une mise de fonds de 40 000 $, il est resté ici trois mois et quand il a
manqué d'argent, il est parti, raconte-t-il. Nous l'avons chassé. »
Guillaume Carle affirme qu'il a plutôt été forcé de faire une croix sur
le projet en 2008, après que le tribunal lui a interdit de se rendre
dans les environs du Pontiac Lodge. Il était alors accusé d'avoir menacé
un villégiateur de brûler et de raser son chalet à l'aide d'un
bulldozer.
« La juge a dit : "Tant que ce n'est pas réglé, j'interdis à Guillaume
Carle de retourner là", ça fait que le projet a planté. Cela a pris
trois ans à régler l'affaire, il me restait 12 mois pour payer la
facture totale, ça fait qu'on a perdu tout notre argent », dit le grand
chef.
Guillaume Carle a été acquitté des accusations de menaces qui pesaient sur lui dans cette affaire.
Le propriétaire du chalet, Joe Erlichman, affirmait avoir reçu l'appel
d'un homme qui se présentait comme le grand chef des autochtones du
Canada, en mai 2008. Guillaume Carle lui aurait réclamé un droit de
passage de 120 $, parce que son chalet était situé en terre autochtone.
Il l'aurait menacé de lui envoyer « 30 Warriors » pour tout brûler.
« Je lui ai répondu : "Tu peux les envoyer, mais je ne paierai pas", se
rappelle M. Erlichman, professeur de biologie et de neurosciences à
l'Université St. Lawrence, dans l'État de New York. Intimider les gens
pour obtenir de l'argent, c'est une tactique de gangsters de la vieille
école. Je n'achète pas ça. »
Métis Autoproclamés
De vrais contrats pour un faux autochtone
Le
« grand chef » Guillaume Carle, considéré comme un usurpateur de
l’identité amérindienne, a obtenu des dizaines de contrats du
gouvernement fédéral en vertu d’un programme d’aide aux entreprises
autochtones.
La suite du reportage d’Isabelle Hachey sur les Métis autoproclamés du Québec
Isabelle Hachey
17 février 2019
Profitant
d’un programme d’aide aux entreprises autochtones, le grand chef
autoproclamé Guillaume Carle s’est vu accorder des dizaines de contrats
d’approvisionnement du gouvernement fédéral… sans être reconnu comme un
autochtone par ce même gouvernement.
Depuis
2001,
Night Hawk Technologies, entreprise spécialisée en fournitures de
bureau appartenant à Guillaume Carle, a reçu une centaine de contrats
de ministères fédéraux, d’une valeur totale de 7,5 millions de dollars,
révèle une compilation faite par
La Presse.
Au
moins 29 % de ces contrats ont été accordés à Night Hawk Technologies
par l’entremise d’un programme d’accès à des marchés réservés aux
entreprises autochtones. Pourtant, Guillaume Carle n’est pas inscrit
comme un Indien du Canada et n’appartient à aucune organisation
autochtone reconnue au pays.
En outre, des ministères ont continué
à accorder des contrats à Night Hawk Technologies malgré les soupçons
qui planent au-dessus de la Confédération des peuples autochtones du
Canada (CPAC), organisme à but non lucratif dont Guillaume Carle se dit
le grand chef.
Dès l’automne 2017, en effet,
Services aux
Autochtones Canada a commandé un rapport sur l’utilisation trompeuse de
cartes de membres délivrées par la CPAC.
Le
rapport de la firme KPMG a conclu en juillet 2018 que ces cartes
avaient été utilisées pour bénéficier d’exemptions de taxes lors de
l’achat de marchandises, comme des véhicules et des électroménagers.
Semblables aux cartes officielles de statut d’Indien, les cartes de la
CPAC n’ont aucun statut légal.
Services aux Autochtones Canada
affirme collaborer avec la Sûreté du Québec et Revenu Canada, qui ont
ouvert des enquêtes distinctes sur ce stratagème, comme l’a rapporté
La Presse le 1
er novembre 2018.
Une autodéclaration
Services
aux Autochtones Canada tient un « répertoire des entreprises
autochtones », dans lequel figure Night Hawk Technologies. Les
fournisseurs doivent être inscrits à ce répertoire pour avoir accès à
des marchés réservés dans le cadre de la
Stratégie d’approvisionnement
auprès des entreprises autochtones (SAEA).
« Pendant des années,
j’ai été celui qui fournissait des services professionnels au
gouvernement. On livre tous les papiers, les crayons, les chaises, les
tables au gouvernement. »
— Guillaume Carle à La Presse en octobre
Pour
s’inscrire au répertoire, les fournisseurs doivent remplir une
« autodéclaration » précisant qu’ils sont bel et bien autochtones. Le
Ministère peut ensuite procéder à des « vérifications pour s’assurer que
les entreprises qui se déclarent autochtones répondent bien aux
critères de la SAEA », explique William Olscamp, porte-parole de
Services aux Autochtones Canada.
Selon le Ministère, Night Hawk
Technologies a fait l’objet d’une telle vérification en juillet 2018.
Pour prouver son admissibilité au programme, Guillaume Carle a présenté
une carte de membre de l’Alliance autochtone du Québec (AAQ), organisme
reconnu par le gouvernement fédéral. La carte « a été authentifiée par
l’organisme émetteur dans le cadre du processus de vérification »,
précise M. Olscamp.
Chassé de l’Alliance autochtone du Québec
Guillaume Carle n’est pourtant pas membre de l’AAQ, assure la porte-parole de cet organisme, Émilie Brousseau.
« Il est possible qu’il ait en sa possession une vieille carte de l’Alliance, mais il n’est pas dans notre base de données. »
En
fait, Guillaume Carle a été chassé de l’AAQ après un passage houleux
comme chef de cet organisme en 2004-2005. Ses successeurs l’ont accusé
d’avoir menti sur ses qualifications pour prendre les commandes de
l’AAQ – et d’en avoir profité pour vider ses coffres. L’affaire s’est
retrouvée devant les tribunaux avant d’être réglée à l’amiable.
En entrevue, Guillaume Carle soutient que « des investigations, on en a passé en masse ».
« Moi, c’est assez dur de dire que je ne suis pas indien. »
— Guillaume Carle
M.
Carle dit avoir prouvé en cour qu’il était autochtone, citant pour
preuve une poursuite en diffamation qu’il a intentée et qui s’est soldée
par une entente confidentielle.
Guillaume Carle prétend que de
toute façon, la notion d’Indien statué « n’existe plus » depuis que la
Cour suprême a décidé, en avril 2016, que les Métis et les Indiens non
inscrits étaient des « Indiens » au sens de la loi.
Or, en dépit
de ce jugement, un entrepreneur doit toujours prouver son statut
d’Indien inscrit ou son appartenance à une communauté autochtone
reconnue afin d’avoir accès aux marchés réservés des ministères
fédéraux.
Des contrats malgré une enquête
Malgré
la tenue d’une enquête de la firme KPMG sur l’utilisation de cartes de
membre de la CPAC pour bénéficier d’exemptions de taxes, des ministères
ont continué d’accorder des contrats à Night Hawk Technologies.
Services
aux Autochtones Canada a notamment accordé un contrat de 25 092,14 $ à
l’entreprise en décembre 2017 – soit deux mois après avoir commandé
l’enquête sur le stratagème des cartes de la CPAC.
Ce contrat n’a
pas été accordé en vertu du programme de marchés réservés aux
entreprises autochtones. Mais à l’époque, le Ministère était de toute
évidence déjà préoccupé par le stratagème des cartes de la CPAC – un
stratagème encouragé, selon plusieurs sources, par le « grand chef »
Guillaume Carle.
Les conclusions de l’enquête sur « l’utilisation
frauduleuse de cartes de statut visant M. Carle et son organisation […]
ne font aucune référence » à Night Hawk Technologies, fait valoir
William Olscamp. Il ajoute que « le secteur de la vérification et de
l’évaluation du Ministère n’a reçu aucune allégation » à propos de cette
entreprise.
« Ça m’étonne qu’on procède aussi cavalièrement à
enregistrer des entreprises détenues par de faux autochtones, s’inquiète
néanmoins le député néo-démocrate Romeo Saganash. J’ai l’impression que
les départements de ce ministère ne se parlent pas. Ce n’est pas censé
se passer comme ça ! »
Les contrats décortiqués
Depuis
2001, neuf ministères fédéraux ont accordé à Night Hawk Technologies
des contrats d’approvisionnement et d’informatique d’une valeur totale
de 7,5 millions, selon des informations obtenues par
La Presse
auprès de ces ministères. Près du tiers de cette somme (2,2 millions) a
été versée pour des contrats accordés dans le cadre du programme
des marchés réservés aux entreprises autochtones. D’autres contrats
(1,1 million) ont été accordés sans passer par ce programme. Pour le
reste (4,2 millions), cette information n’était pas disponible dans les
archives des ministères.
Contrats d’approvisionnement attribués à Night Hawk Technologies par des ministères fédéraux, 2001-2018
Travaux publics Canada
Dix contrats : 2 584 249 $
Agence du revenu du Canada
Dix-huit contrats : 1 740 000 $
Services aux Autochtones Canada
Sept contrats : 1 275 059,57 $
Transports Canada
Vingt-quatre contrats : 890 852 $
Emploi et Développement social Canada
Dix contrats : 486 230 $
Défense nationale
Dix-sept contrats : 220 066,30 $
Affaires mondiales Canada
Dix contrats : 147 219,28 $
Ministère des Finances
Quatre contrats : 73 993 $
Développement économique Canada pour les régions du Québec
Un contrat : 61 160 $
Total : 7 478 829,15 $